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La Suisse s’étale : c’est grave, docteur ?

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En Suisse comme en Europe, l’étalement urbain est devenu une préoccupation majeure. Alors que l’expression désignait, au début de son emploi, le simple déversement des populations urbaines sur les périphéries de la ville (Bassand, 1999, par exemple), elle est maintenant associée aux effets négatifs qu’elle génère, comme le gaspillage du sol, le mitage du paysage, le coût des infrastructures ou encore la mobilité non durable. Christian Schwick, Jochen Jaeger, René Bertiller et Felix Kienast s’inscrivent dans cette condamnation de l’étalement urbain en cherchant d’abord et avant tout à quantifier précisément le phénomène pour la Suisse. Bien qu’ils introduisent à cet effet un modèle d’analyse spatiale se voulant objectif, leur propos traduit une posture plus subjective et militante à propos de la sauvegarde des paysages suisses menacés par l’urbanisation.

L’aménagement du territoire suisse en question.

Les appels à une gestion parcimonieuse du sol sont nombreux. Ils émanent d’abord de l’ensemble des associations de protection de l’environnement en Suisse, qui ont été les premières à fustiger l’incapacité des autorités à économiser le sol et à sauvegarder les paysages de la Suisse (Pro Natura, 2005, par exemple). Il faut dire que la protection du paysage a toujours été motrice dans l’édiction d’une politique d’aménagement du territoire en Suisse, en particulier dans la première loi fédérale en la matière adoptée par le peuple en 1979 (Salomon Cavin 2005, Koll-Schretzenmayer 2008, Association Métropole Suisse 2009). Ensuite, depuis une dizaine d’années, la Confédération, par le biais de ses offices (Office fédéral du développement territorial et Office fédéral de l’environnement) a aussi commencé à afficher cette volonté de passer à un modèle d’urbanisation plus durable au travers notamment du Projet de territoire Suisse ou de la Stratégie pour le développement durable. Aujourd’hui, l’étalement urbain est condamné aussi bien par des écologistes, des urbanistes ou des lobbies économiques comme Avenir Suisse, qui réclament tous une réforme des outils juridiques pour gérer le sol. Or, pour être largement reconnu, un problème environnemental, tel que l’étalement urbain, doit activer des références nostalgiques et romantiques qui avaient animé les pionniers de l’écologie en Suisse (Walter, 1990) : la crainte d’une Suisse qui s’enlaidit en disparaissant sous le béton. Le livre de Christian Schwick et ses collègues combine justement, d’un côté, cette sensibilité au paysage et l’émotion qu’elle invoque et, de l’autre, une volonté claire de quantifier le phénomène qu’ils incriminent.

L’étalement urbain a souvent été rapporté à la consommation excessive de sol qu’il engendrait. La comparaison de l’occupation du sol établie par l’Office fédéral de la statistique (OFS) entre 1979-1985 et 1992-1997 était la seule disponible en la matière (OFS, 2001). C’est de ces statistiques qu’est tiré le fameux chiffre d’un mètre carré bétonné par seconde en Suisse (Salomon Cavin et Pavillon, 2009). En 2008, Pro Natura et d’autres associations ont lancé l’initiative « De l’espace pour l’homme et la nature », dite Initiative pour le paysage, qui se fonde sur ce chiffre. Cette initiative propose, entre autres mesures, de mieux utiliser les zones à bâtir et de geler leur extension pendant une période de vingt ans. Pour cela, elle demande une modification de l’article 75 de la Constitution suisse sur l’aménagement du territoire. L’argumentaire des initiants révèle la vision d’un paysage menacé par l’étalement urbain : « L’étalement urbain défigure la Suisse. La Suisse s’urbanise de façon désordonnée : chaque seconde, un mètre carré d’espace vert disparaît sous le béton de routes, centres commerciaux, parkings et habitations. Cela équivaut à la perte de 10 terrains de football par jour. La périphérie des villages et des villes grignote la campagne » (Dépliant Initiative pour le paysage. De l’espace pour l’homme et la nature). En 2010, le Conseil fédéral a établi un contre-projet indirect à cette initiative, sous la forme d’une révision partielle de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire. Cette révision, acceptée par le peuple suisse en mars 2013, instaure, entre autres mesures, la nécessité de déclasser des zones à bâtir surdimensionnées et le prélèvement d’une taxe sur la plus-value découlant du classement de surfaces en zones à bâtir. L’acceptation a entraîné le retrait de l’Initiative pour le paysage par ses instigateurs. Certains partis de droite, ainsi que l’Union suisse des arts et des métiers et le canton du Valais ont été les principaux opposants à cette révision : ils ont défendu l’autonomie cantonale en matière d’aménagement du territoire et la primauté de la propriété privée.

Le livre de Christian Schwick et ses collègues, qui est la traduction française et anglaise de l’ouvrage paru en allemand en 2010, participe de cette sensibilité à la protection du paysage, qui est le fondement de l’initiative précitée. À plusieurs reprises d’ailleurs, les auteurs de ce livre citent l’Initiative pour le paysage et reconnaissent les solutions qui y sont proposées comme adéquates à combattre l’étalement urbain. Cet ouvrage rend compte d’une recherche réalisée dans le cadre du Programme national de recherche « Développement durable de l’environnement construit » (PNR 54) soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique de 2005 à 2011. L’équipe de recherche comprend un géographe actif dans un bureau d’études de la région zurichoise (Schwick), un professeur associé en géographie à la Concordia University à Montréal (Jaeger), un ingénieur forestier (Bertiller) et un professeur d’écologie du paysage à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (Kienast). Publié dans la collection de la Bristol Stiftung, une fondation pour la protection de la nature, le livre est préfacé par Mario F. Broggi, une figure de la défense de l’environnement en Suisse. Ingénieur forestier de formation, celui-ci a collaboré avec de nombreuses ONG de protection de la nature. Sa préface donne le ton de l’ouvrage : « Les zones bâties qui se côtoient de façon « co-isolées » avec leur multitude de petites maisons sont nombreuses » (p. 7). Le coupable de l’étalement urbain est tout désigné : la prolifération des villas individuelles que le manque de cohérence en aménagement du territoire ne peut freiner.

Un outil pour mesurer l’étalement urbain.

Mais Christian Schwick et ses collègues délaissent délibérément l’analyse des causes de l’étalement (p. 23). Leur intérêt est de proposer un calcul précis de l’étalement urbain — un phénomène qu’ils disent habituellement relever d’une perception subjective du paysage — et de dépasser le simple comptage des surfaces urbanisées, pratiqué par l’Office fédéral de la statistique. Les auteurs nous offrent donc un modèle mathématique capable de quantifier l’étalement urbain, au travers de ce qu’ils appellent la « prolifération urbaine pondérée ». Cet indice est calculé en combinant trois paramètres : la perméation urbaine (un concept repris de la physique), qui fait état de la taille de la zone bâtie reportée à la taille de la région considérée ; la dispersion des zones bâties ; et l’occupation du territoire, à savoir la densité d’utilisation en termes d’habitants et d’emplois. Par rapport à l’approche privilégiée par l’OFS, qui laisse croire que la progression de l’urbanisation est homogène sur le territoire suisse (Salomon Cavin et Pavillon, 2009), celle de Christian Schwick et ses collègues ajoute deux dimensions fondamentales : la dispersion du bâti et la densité d’utilisation. Cette tentative de clarifier le concept d’étalement urbain en déclinant ses dimensions tout en lui donnant une assise quantitative n’est pas nouvelle dans la littérature scientifique (par exemple, Galster et al. 2001, Frenkel et Ashkenazi 2008, Bhatta et al. 2010), mais elle est assurément pionnière en Suisse. Derrière cet affinement des travaux de l’OFS, on peut y voir le plaidoyer pour une ville compacte et la disqualification de l’urbanisation diffuse1.

Le livre est structuré en neuf chapitres. Il aborde successivement la mesure de l’étalement urbain (la méthode employée pour y parvenir est notamment mise en évidence), l’évolution de l’étalement en Suisse entre 1935 et 2002, des scénarii d’évolution de l’étalement jusqu’en 2050, le lien entre l’étalement urbain et le morcellement du paysage et enfin la préconisation des mesures à prendre pour éviter l’étalement urbain.

Il en ressort que la valeur de l’étalement calculée en 2002 est la plus forte sur le plateau suisse et ceci malgré la pondération de la densité d’utilisation (le nombre d’emplois et d’habitants) qui est bien sûr plus forte dans cette région que dans les autres. Sans surprise, les cantons dans lesquels la pondération urbaine pondérée est la plus haute sont les cantons de plaine très urbanisés, comme Bâle-Ville, Genève, Zurich ou l’Argovie.

L’évolution de l’étalement urbain 1935-2002 montre un doublement de l’indice dans toutes les parties de la Suisse. Les auteurs aboutissent au constat, déjà établi par d’autres (par exemple, Schuler et al., 2007), que la surface bâtie s’accroît davantage que ne le fait la population. L’augmentation de la prolifération urbaine pondérée est la plus forte entre 1960 et 1980, ce qui correspond à une période de croissance démographique très importante. Dès 1980, la progression est plus lente dans les grandes agglomérations, ce qui s’explique par une augmentation plus lente de la zone bâtie par rapport à l’augmentation du nombre d’habitants et d’emplois (le canton de Genève a notamment vu son indice régresser). Les auteurs prennent ensuite l’exemple du Valais central pour illustrer l’augmentation de l’étalement urbain. Ils indiquent que la prolifération urbaine pondérée s’y est accrue de 700 % entre 1935 et 2002. D’ailleurs, un membre du Parti des verts valaisans — seul parti favorable à la révision de la loi sur l’aménagement du territoire dans ce canton — fait état de ces chiffres peu flatteurs dans un blog (L’1Dex, Pour un Valais critique et libertaire). Suivent des chapitres sur la prospective, qui mettent en évidence différents scénarii d’évolution.

Une prise de position contre l’étalement urbain.

Si elle apporte une véritable plus-value dans la compréhension de l’ampleur de la modification du paysage sous l’effet de l’urbanisation, la démarche de Christian Schwick et de ses collègues ne lève pas toutes les ambiguïtés inhérentes au calcul d’un indice standardisé. On pourra notamment regretter qu’en se focalisant uniquement sur les zones bâties, elle laisse dans l’ombre le type d’occupation du sol. N’aurait-on pas aussi besoin de savoir la contribution de chaque type dans l’étalement urbain ? Sont-ce les zones industrielles et artisanales ou les zones résidentielles (et notamment les villas individuelles que Mario F. Broggi semble tant décrier dans sa préface2) qui ont été les plus consommatrices en espace ? À cet égard, il convient de consulter les dernières statistiques de l’OFS, qui font état d’un ralentissement de la progression des surfaces urbanisées, entre la période de recensement 1992-1997 et la période 2004-2009 (il s’agit de résultats provisoires car seul l’équivalent de 63 % du territoire suisse a jusqu’ici été analysé) (OFS, 2010a). Ces chiffres montrent aussi que la catégorie qui a le plus progressé pendant l’intervalle de temps considéré est celle des espaces verts et lieux de détente. Or, l’on sait, pour prendre un exemple d’impact écologique, que cette catégorie d’occupation du sol a un degré d’imperméabilisation du sol bien plus faible que d’autres catégories comme les aires industrielles et artisanales (OFS, 2010b).

Dans le chapitre 8, les auteurs tirent des conclusions du constat de l’étalement urbain et énoncent des mesures qui pourraient le freiner. « La diminution du besoin en superficie par habitant, la densification des zones bâties existantes (c’est-à-dire sans prolongation de leurs limites) et un ralentissement de la croissance démographique se révèlent donc les mesures les plus efficaces pour freiner le plus possible la progression de l’étalement urbain »3 (p. 87). Les mesures plus ciblées préconisées ensuite ne sont en soi pas particulièrement originales (densification des zones bâties existantes, protection des espaces libres de constructions, etc.) en ce sens qu’elles sont déjà portées par les offices fédéraux et les associations écologistes. À ce sujet, Christian Schwick et ses collègues se positionnent en droite ligne des partisans de l’Initiative pour le paysage, dont ils soutiennent l’idée de ne pas augmenter les zones à bâtir. On ne sera dès lors pas surpris de voir les auteurs se référer aux écrits de Wolfgang Haber, l’un des pionniers de l’écologie du paysage, à partir desquels ils arguent que l’étalement urbain menace surtout la ressource sol « dont la rareté est sous-estimée » (Haber, 2007).

Au-delà de ce constat d’une consommation excessive de sol, partagé par de nombreux acteurs de l’environnement et de l’aménagement en Suisse, Christian Schwick et ses collègues laissent transparaître des motivations plus subjectives. En témoigne le portrait de la Suisse idéale qu’ils brossent en conclusion :

Les limites entre les zones bâties et les zones non bâties seront de nouveau reconnaissables […]. Le milieu bâti sera, de façon générale, plus dense, ce qui conférera aux espaces peu peuplés un caractère urbain plus prononcé […]. Dans l’ensemble, la division entre le milieu bâti urbain, les espaces ruraux, les zones historiques et le paysage vierge n’en sera que visuellement plus claire. (p. 98)

Les auteurs réclament donc davantage de lisibilité dans le paysage et une frontière plus claire entre ville et campagne. Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux d’un Franz Weber qui déclarait, lors de la campagne qu’il menait contre la prolifération des résidences secondaires en début d’année 2012, ne pas souhaiter « d’une ville de Genève à Constance » (Petite, 2013) ou ceux de la directrice de l’Office fédéral du développement territorial Maria Lezzi : « J’aime les espaces nettement différenciés. Quand les lieux n’ont pas d’identité claire, que les limites entre ville et campagne ou entre les différentes communes disparaissent, cela manque de repères pour moi » (Lezzi, 2012). Christian Schwick lui-même, dans un article de la Neue Zürcher Zeitung disait craindre que la Suisse ne « devienne Tokyo ou Los Angeles » (Sachse, 2012). On décèlera dans ces discours une fibre nostalgique qui se manifeste souvent lorsqu’on parle de paysage en Suisse.


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